Une œuvre d’art intemporelle témoigne d’une excellence indéniable, ainsi que d’une force mystérieuse. Elle incarne une fraîcheur unique et durable, et reste aussi vivante que le jour où elle a été créée. De telles œuvres sont le fruit du génie, à parts égales de l’extraordinaire - une maîtrise imprégnée d’idées originales. Elles sont le résultat d’un merveilleux processus de co-création dans lequel l’artiste et l’esprit universel fusionnent en une seule puissance harmonieuse créatrice.
Riche d’une substance qui nous permet de nous libérer du monde physique et de le transcender, l’art intemporel se connecte à l’âme et la touche. Parfois, ses œuvres et leurs créateurs restent à la périphérie du monde de l’art, incompris et sous-évalués ; ils restent en quelque sorte méconnus.
Jean-Philippe Haure est l’un de ces artistes. Être sensible et doux, ses prouesses s’expriment dans de magnifiques peintures qui combinent des fonds abstraits vibrants avec des dessins figuratifs méticuleux. Au premier coup d’œil, ses compositions peuvent paraître déroutantes et difficiles à déchiffrer ; la matrice visuelle dans laquelle nous nous engageons est en effet peu familière, étant presque contradictoire. Pourtant, dans le monde artistique, Haure dépeint la condition humaine d’une manière qui lui est tout à fait singulière. Sa "voix" créatrice le définit comme l’un des artistes expatriés les plus talentueux qui vivent et travaillent à Bali.
Haure positionne habilement deux mondes visuels côte à côte, en opposant des éléments qui représentent des oppositions distinctes - l’un de réalisme, l’autre de fiction. Ses fonds colorés et dynamiques offrent d’innombrables possibilités dans notre quête de donner un sens à leurs formes non descriptives. Mais en plaçant ces deux éléments fondamentaux opposés ensemble, l’artiste souligne son intention : faire une distinction claire entre ce qui est de la fantaisie et ce qui est une réalité.
Bali, Indonésie
L’orientalisme est un terme qui est peu associé aux représentations artistiques occidentales de Bali faites au cours du siècle dernier. Il est plutôt lié au continent asiatique. Les interprétations extérieures préconçues de Bali, de sa culture et de ses habitants, sont façonnées par les attitudes de l’impérialisme européen et sont le fondement des interprétations artistiques exotiques de Bali. Ces idées visuelles sont basées sur des notions discriminatoires préconçues qui sont limitées et créent intentionnellement une barrière émotionnelle entre le sujet, qui devient un objet, et le public.
Le projet de Haure en est l’opposé. Il va au-delà des différences préconçues pour révéler les qualités humaines de ses modèles afin que nous puissions développer une complicité affective. Nous pouvons alors penser à leur condition tout en y confrontant nos similitudes. Haure rejette les images stéréotypées du siècle dernier qui prédominent dans notre manière de penser les Balinais. Contrairement à la majorité des peintres occidentaux qui l’ont précédé, ceux qui ont objectivé la beauté féminine comme une représentation du désir sexuel et de leur fantasme, Haure souligne que les Balinais sont humains, et qu’ils sont en fait un miroir de nous-mêmes.
"Je représente les jeunes filles balinaises vêtues de beaux vêtements traditionnels, avant ou après, mais jamais pendant la représentation d’une danse traditionnelle ou d’une activité culturelle. Je ne cherche pas le rôle culturel exotique ou la personne qui y est incarnée. Je souhaite les capturer dans des moments contemplatifs et personnels", déclare l’artiste. "Je m’efforce de faire des distinctions claires entre ce qui est du rôle et ce qui est de l’être humain. La beauté féminine balinaise est exotique, mais je crois que cette observation est erronée - c’est une réification en amont, sans reconnaître le caractère particulier de l’individu".
La venue de Jean-Philippe Haure à Bali et son intégration dans la culture ne ressemble à aucun autre séjour d’artiste étranger qui l’a précédé. Né en 1969 à Orléans, une ville du centre de la France, il est entré en 1983 à l’Ėcole Boulle, à Paris, une institution réputée pour mettre en valeur la créativité et le savoir-faire, et former les meilleurs artisans du pays. Après avoir obtenu un ’’diplôme des métiers d’art" en 1989, il a travaillé dans la restauration de pièces du Mobilier National français.
Attaché à la spiritualité religieuse catholique des Bénédictins, il rejoint le monastère de Saint Benoît sur Loire en 1989. Peu après, Haure a été affecté en Indonésie à l’école d’art Sasana Hasta Karya de Gianyar, à Bali, où il a enseigné l’ébénisterie, le dessin, la peinture et l’utilisation de machines à bois. En 1992, Haure se passionne pour la photographie en noir et blanc, ce qui lui permet en même temps de rééquilibrer et d’améliorer ses activités artistiques. Quatre ans plus tard, il prend le rôle de directeur de Sasana Hasta Karya tout en vivant au palais royal d’Abianbase, devenant membre du groupe musical ’bala Ganjur’ du palais.
Désirant perfectionner de ses talents de dessinateur, Haure a commencé à suivre des sessions régulières de dessin de modèles vivants à la galerie Pranoto d’Ubud en 1997. La même année, il expose ses peintures lors de sa première exposition à Jakarta au CSIS (Center of Strategic and International Studies). À partir de ce moment, il a participé à des expositions collectives et individuelles à Bali, Jakarta et Singapour. Il a été représenté par la Bamboo Gallery à Ubud, Bali, à partir de 2001. L’un des moments forts de sa carrière a été l’obtention du premier prix en 2016 pour sa peinture Melancolia au salon international de Taverny, en France.
Le processus créatif
Lorsque, pour la première fois, on observe les peintures de Jean-Philippe Haure, une question nous vient immédiatement à l’esprit : qu’est-ce que l’artiste tente d’exprimer ? Un examen attentif révèle les contours fluides de multiples lavis pigmentaires harmonieux et contrastés sur le papier, et sur ce milieu, l’artiste esquisse ses personnages balinais. Les fonds à l’aquarelle, à l’acrylique et aux crayons de couleur rencontrent la puissance linéaire pure du dessin au graphite qui se trouve au-dessus. Il commence le travail en appliquant le fond, qui lui dicte ensuite comment ses personnages peuvent apparaître.
Le pari de Haure est de rendre ses compositions complexes visuellement cohérentes autant dans sa conception abstraite que réaliste. Une attention particulière est portée à l’équilibre des zones blanches du papier avec des formes colorées aléatoires, des lignes fines de crayon avec des contours plus forts et plus épais qui sont parfois nécessaires. Suivre un contour montre toute la richesse de sa technique : contraste, texture, couleurs saturées ou complémentaires, lignes claires ou foncées, hachures et zones remplies - le processus créatif de Haure est purement instinctif. Chaque partie du tableau nécessite une attention spécifique afin de parachever les détails.
"Je dois être capable de m’adapter à chaque partie du processus de création et à la construction de l’image, en changeant les couleurs du plus clair au foncé ou à plus de contraste, en passant aussi par des lignes plus épaisses ou plus fines. Le processus créatif exige que j’aille au fond des choses et que je fasse des recherches", déclare Haure. "La beauté doit être recherchée ou explorée et non fabriquée !"
Inspiré par la beauté classique et les maîtres européens, Haure est principalement influencé par le dessinateur et graphiste néerlandais Willem Gerard Hofker (1902-1981) qui a parcouru les Indes orientales néerlandaises et s’est installé à Bali dans les années 1930. Les peintures singulières de Haure reflètent sa compréhension de Bali et de ses milieux physiques et non physiques intenses. La beauté et l’humanité de ses personnages, ainsi que les éléments mystérieux qui émanent de ses fonds sont immédiatement intrigants, et nous avons rarement l’occasion d’observer des œuvres d’une qualité aussi inhabituelle et accrocheuse. Jean-Philippe Haure suit son cœur dans la recherche de l’élégance et de la perfection visuelle, en réalisant des images qui parlent d’elles-mêmes. Il nous rappelle que la peinture est sans doute la plus haute et la plus vertueuse des réalisations de l’humanité.
Par: Richard Horstman
Traduit de l’anglais par J-Philippe.
Cet article est publié dans la revue NowBali de septembre 2020: