L’intelligible n’est qu’une membrure du sensible.
La question de la ressemblance dans un portrait est une question délicate. Issu d’une génération née après plus d’un siècle de dé-construction occidentale, sur tous les plans artistiques, culturels ou littéraires, il me devient aujourd’hui difficile de nommer les points qui font qu’un portrait, simple croquis de quelques minutes ou travail plus élaboré, sera dit ressemblant au modèle.
Cette ressemblance, quête de l’artiste durant une session de modèle vivant, peut se situer sur des plans bien différents, suivant le style ou la manière de faire. Pourtant, qui dit ressemblance suppose deux interprétations parallèles : la première, celle de l’artiste devant son modèle, comparant son travail au modèle, et la seconde, celle du spectateur devant le travail de l’artiste, comparant également avec le modèle.
Mais laissons la seconde interprétation pour essayer de comprendre la première, celle de l’artiste devant son travail.
Où se trouve cette ressemblance qu’il essaie de traduire ? Regardant tour à tour le modèle et l’élaboration de son œuvre, ajoutant lignes et couleurs sur le support, forçant un contraste ici, effaçant une «erreur» là, en un mot, il s’active lestement sur une surface plane. Or il n’y a pas identification entre cette surface plane travaillée et le modèle vivant. Rien n’est semblable: un visage face aux traits de graphite, une lumière face à un ajout de gouache, un rythme dit par quelques hachures orientées, une couleur physique contre une surface de pigments fabriqués. Rien n’est comparable. Or tout y est. Le modèle est bien là, encadré par les bords du papier, et de plus, il est bien ressemblant... [1]
Apparaît alors un paradoxe : il est impossible de voir cette ressemblance indépendamment des traits et couleurs qui l’expriment sur le papier et en même temps, cette ressemblance n’est pas ce jeu de traits et de couleurs. Alors ou se trouve-t-elle ? On pourrait dire que cette ressemblance se situe dans l’intention de l’artiste, dans ce qu’il a vu de l’ordre de l’invisible et qu’il a su traduire, ce caractère, cette justesse, ce «vrai» si indéfinissable. Ce qu’il a vu, c’est un espace entre son travail et son modèle. Or tout son travail consiste justement à rendre visible ce qui ne l’est pas, à rendre plus explicite ce que l’on sent bien sans pouvoir l’exprimer, et qui se cache à travers un visage, une vie, un modèle. C’est pourquoi on peut trouver un portrait réalisé par un artiste plus vrai ou plus réel que le modèle lui-même. Par une sorte d’alchimie créative, le portrait révèle ce sens caché derrière les apparences.
Si l’on se situe sur le plan du langage des formes, bien des portraits dits «non ressemblants» sont plus proches de la réalité sentie quant à l’impression qui se dégage du portrait et qui est «plus elle-même que le modèle lui-même». On dira de ce portrait : C’est lui! Pourtant, sur le plan graphique, aucune ligne ou couleur n’est conforme physiquement au modèle. «Lui», transposée dans le langage des formes devient «C’est lui». Ici ce jeu de couleurs et de formes donne naissance à la vie. Bien souvent à l’insu de l’exécutant. Comment capter cette vie ? La capacité technique de l’artiste, suffisamment exercée pour éviter toutes sortes de maladresses, manquements ou erreurs plastiques, se mettra de coté, comme en sourdine, pour se positionner dans une sorte de présence au monde, de survol ou de prise de distance, qui devient apte à capter et à traduire cette impression, comme sans en prendre possession. La présence au monde de l’artiste est une sorte d’absence à soi. Une sorte de présence à soi distraite qui permet d’être présent au monde... [2]
Elle est à l’opposé de ce regard scrutateur, possessif qui accapare par ces outils d’analyse objective, plus propre au démantèlement qu’à la recherche du sens, donnant à voir comme l’étalement des pièces d’un moteur sur le sol de l’atelier du mécanicien. Ce démantèlement, souvent très attractif sur le plan plastique par sa nouveauté, très ressemblant par ces parties démontées et démontrées, fait fi de tous ces liens entre les parties, de toutes ces articulations du visible qui donnent à voir en transparence un sens enfin saisissable par notre intelligence. Ce démontage, dont notre époque occidentale est issue, fait disparaître les apparences, et en conséquence, l’accès à cet invisible que l’artiste perçoit fugitivement. L’apparence est la condition d’être de l’invisible. L’intelligible n’est jamais qu’une membrure du sensible.
«A mon gré, ces modernes Actéons se vantent trop tôt d’avoir surpris les secrets de la Beauté : faut-il, parce que nous avons analysé l’arc en ciel et dépouillé la lune de son mystère le plus ancien, le plus chaste, que moi, le dernier Endymion, je perde tout espoir, parce que des yeux impertinents ont lorgné ma maîtresse à travers un télescope ? [3]»
C’est seulement après coup, ou par le jugement d’un autre, que ce travail souvent obscur lors de son exécution, se révélera être «plus lui-même que le modèle même», ressemblant quant à l’impression qui en émane, l’entre-deux de la réalité, espace entre la feuille et le modèle, capté et traduit comme par accident.
Je me souviens d’un professeur de dessin de l’Ecole Boulle, qui, lors d’une séance de modèle vivant avait dit aux élèves que nous étions alors : «On ne jette jamais un travail».
Aujourd’hui, je me dis que parmi tous ces dessins empilés dans un coin du studio, se cache peut-être en attente la possibilité de ce regard après coup qui révélera un entre deux, capté par nonchalance et jusqu’alors ignoré.
Ce sont ici des pensées bien élevées pour quelques traits et couleurs sur une feuille de papier. Pourtant, quand cette ressemblance devient une recherche s’étalant sur des années et sans doute jamais achevée, elle mérite bien quelques lignes aux moins à la hauteur de son espérance.
Alors : je dessine,
tu dessines,
il dessine,
nous dessinons,
...
à dessein.
Please note
[1] Les dessins présentés dans cet article ont été réalisés lors de sessions de modèle vivant au studio Pranoto. [2] S’abonner au podcast LES NOUVEAUX CHEMINS DE LA CONNAISSANCE, invité Pascal DUPOND parlant sur Maurice Merleau-Ponty, le 7 juin 2012. [3] Oscar Wilde, Le Jardin D’Eros. Traduction et Préface par Albert Savine.